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WIR DANKEN EUCH – NOUS VOUS REMERCIONS !


15.10.2022


Le matin du 21 juin 2014, je me rendis à la Bibliothèque nationale suisse à Berne. J’avais l’intention de continuer mes recherches pour mon projet et voulais examiner le journal trimestriel des amis de l’Arménie en Suisse, en quête d’articles intéressants et de rapports. Ce journal fut édité par la Fédération suisse des amis des Arméniens (Bund der schweizerischen Armenierfreunde) de juillet 1916 à 1944 à Bâle et avait pour titre « Mitteilungen über Armenien » (Nouvelles sur l’Arménie). Il avait pour but d’informer les bienfaiteurs suisses sur les faits de l’actualité en Turquie ainsi que dans tout le Proche-Orient et communiquait par la même occasion les comptes relatifs à l’utilisation des donations. Alors que j’étais arrivé au numéro 57 de l’édition de juin 1932, j’ai trouvé une page qui portait le titre « Kostkinder vom Beiruter Flüchtlingslager » (Enfants parrainés dans le camp de réfugiés de Beyrouth). À côté des photographies de quatre enfants orphelins, deux filles et deux petits garçons, il était écrit en grand : « Wir danken Euch! » (Nous vous remercions !). Un sentiment m’envahit et me serra le cœur. Moi et ces enfants étions liés comme des perles à un fil. Arrachés à la chaleur du sentiment de sécurité des parents, chacun avec sa propre histoire, unis par l’étendard commun du destin, ils étaient désormais entrés sous la tutelle du peuple suisse. Le manque d’attention parentale était écrit sur leur visage. On pouvait reconnaître la souffrance qu’ils avaient vécue à leur attitude corporelle. Ils avaient été écartés de la société et leur enfance leur avait été dérobée.

J’ai lu les noms des enfants. Involontairement, le nom du garçon aux pieds nus me sauta aux yeux : Krikor Tapanian. Un frisson me parcourut l’échine. Je pouvais à peine croire ce que je venais pourtant de lire de mes propres yeux. Le nom du garçon m’était très familier, mais je ne savais à qui le rapporter sur le moment. Comment se pouvait-il que je sois si lié par cette chaîne de perles ? Le cordon était toujours plus étroit et se laçait autour de ma gorge. Les rouages du destin devaient maintenant s’enclencher, et je devais apprendre une partie de l’histoire de ma propre famille. Était-il possible que je sois tombé sur mon propre oncle ? Comment était-il arrivé qu’il apparaisse ainsi dans un journal suisse ? N’est-il pas déroutant et curieux de faire l’expérience de son propre destin familial précisément dans la Bibliothèque nationale suisse ? Une brève biographie m’en apporta la certitude – on pouvait y lire : « 7 ans, souffre de la malaria. Père mort, mère travaille comme servante et doit encore s’occuper de deux enfants plus petits. »

Lorsque dans la soirée de cette même journée, je suis rentré à la maison, à Genève, j’ai tout de suite appelé Dallas par téléphone, afin de me forger une certitude définitive auprès de ma tante, la veuve de mon oncle Krikor. Elle fondit en larmes et me confirma que mon oncle avait été accueilli dans un orphelinat géré par les Suisses au Liban. Le célèbre diacre d’Appenzell Jakob Künzler et sa femme Elisabeth avaient dirigé cette maison. Et, dans un camp de réfugiés arméniens à Beyrouth, ils s’étaient occupés quotidiennement de centaines d’hommes en leur distribuant des rations de soupe.

Jusqu’alors, cette partie du destin de mon oncle m’était inconnue. Dans ma famille, on ne parlait en effet que rarement des événements de cette époque, et ce pour une raison simple : raconter rend le passé présent, et la souffrance est alors répétée avec une douleur redoublée. Je savais que mon grand-père et ma grand-mère avaient survécu en 1920 au massacre des Kémalistes perpétré sur les milliers d’Arméniens de Hadjin, une petite ville arménienne sur la montagne du Taurus, en Cilicie. Ils étaient arrivés, orphelins, par différentes voies au Liban. Ils vécurent dans de tristes conditions au sein des camps de réfugiés jusqu’au jour où quelques surintendants arméniens, accompagnés d’un prêtre, choisirent des couples assortis dans le camp afin de les marier et d’assurer ainsi la pérennité du peuple arménien. C’est de cette manière que mes grands-parents s’épousèrent. Après la naissance de deux enfants, mon grand-père se décida à émigrer vers Buenos Aires afin d’y trouver de meilleures conditions de vie, sans savoir que ma grand-mère était déjà enceinte de ma mère. Il apprit en Argentine la profession de photographe et épargnait pour réunir la famille. Ma grand-mère lui communiqua par lettre qu’elle ferait baptiser sa fille du nom de sa mère, Elisabeth. Il répondit qu’il en était parfaitement heureux, en particulier parce que sa mère, décédée, s’appelait aussi Elisabeth.

Dans la période qui suivit, ma grand-mère tenta deux fois de venir à Buenos Aires avec les enfants, mais parvint seulement jusqu’à Marseille, où elle fut à chaque fois renvoyée par les autorités locales vers Beyrouth, parce que mon oncle était malade et trop faible pour ce long voyage. Quelque temps plus tard, la triste nouvelle arriva d’Argentine : mon grand-père était mort d’une infection des poumons. Il ne restait pas d’autre choix à ma grand-mère que de travailler comme servante auprès d’une famille d’avocats libanaise. Ce travail pénible, qui la requérait à toute heure, la contraignit à confier ses enfants à des orphelinats dirigés par des organisations de secours protestantes venant des États-Unis, d’Angleterre et de Suisse. Ma mère, qui n’avait que deux ans, était encore trop petite pour être admise. De pur désespoir, ma grand-mère s’assit des jours entiers en pleurant devant la porte de l’orphelinat jusqu’à ce que, par compassion, l’admission de la petite fille soit exceptionnellement autorisée.

Ma tante termina son cursus scolaire dans l’orphelinat et y travailla par la suite comme animatrice pendant quelques années. Après son mariage avec un Arménien protestant, elle émigra avec lui en République soviétique d’Arménie et y fonda une grande famille comptant beaucoup d’enfants et de petits-enfants.

Dans mon enfance, c’était à chaque fois un grand événement pour moi lorsque mon oncle Krikor – l’ancien enfant orphelin était entre-temps devenu mécanicien sur automobiles – nous rendait visite avec sa famille. Nous célébrions alors tous ensemble les fêtes liturgiques et familiales. Ma grand-mère préparait avec un zèle impressionnant les plats sucrés traditionnels arméniens, et tous y trouvaient leur joie. Avec mon cousin du même âge, Stephan, nous parlions souvent du métier que nous voulions faire à l’âge adulte. À cette époque, l’envie ne m’était jamais venue de devenir prêtre. Mais la providence divine me mena, à l’âge de 12 ans, en Arménie, au sein du séminaire de prêtres de Saint-Etchmiadzine. Je fus ordonné prêtre en 1980. À cette époque, j’avais demandé à ma tante, à Erevan, pourquoi elle visitait l’eucharistie protestante, alors que j’étais pourtant moi-même prêtre arménien apostolique. Elle m’expliqua qu’elle fréquentait les services religieux de toutes les Églises, mais préférait le protestant, parce qu’elle avait été élevée dans cette éducation. En outre, elle comprenait mieux les prières et les chants lorsqu’ils étaient en langue arménienne actuelle, plutôt qu’en « grabar », l’ancien langage arménien dans lequel étaient célébrées les liturgies de l’Église apostolique arménienne. Elle et ses sœurs ne furent jamais incitées à passer à la foi protestante – toutes se sont mariées selon le culte arménien apostolique et ont baptisé leurs enfants de même. Leur gratitude était d’autant plus grande que l’aide apportée par les Suisses ne poursuivait pas de desseins prosélytes et consistait en un secours chrétien purement humanitaire.

Pendant la guerre civile libanaise, mon oncle Krikor émigra avec sa famille aux États-Unis. Je pus encore baptiser ses petits-enfants à Dallas et partager avec lui la joie de voir sa famille s’agrandir. Il lui fut donné la grâce de vivre la réussite de ses enfants et de se réjouir de l’enfance d’autres petits-enfants. Il mourut finalement à un âge avancé, en 2004.

Le génocide des Arméniens perpétré en 1915 et dans la période qui suivit, jusqu’en 1920, déroba à ma famille son foyer et les fondations de son existence. On lui enleva le droit de vivre une vie qui soit digne d’êtres humains. Ils eurent pourtant la chance de survivre, grâce à l’engagement humanitaire et à l’aide généreuse des Suisses et de leurs missionnaires. Malgré tous les coups du destin qu’ils subirent, les survivants purent mener par la suite une vie bien remplie. Aujourd’hui, la famille prospère en de nombreux endroits : à Damas, Beyrouth, Erevan, Dallas, Los Angeles, Toronto, Francfort et Genève.

En tant que descendant de cette famille autrefois condamnée à la mort, j’aimerais saisir ici l’occasion de dire à tous les Suisses, du plus profond du cœur : je vous remercie !

Dr Abel H. Manoukian



Mes grands-parents Minas et Archalouys, mon oncle Krikor et ma tante Ovsanna



De gauche à droite mon oncle Krikor, ma grand-mère Archalouys et ma mère Elisabeth



Dr Abel H. Manoukian

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