22.11.2017
Johannes Ehmann est né le 20 novembre 1870 à Wurtemberg, en Allemagne. Il a étudié la pédagogie et la psychologie. Suite aux massacres hamidiens d’Arméniens dans l’Empire ottoman de 1894 à 1896, un mouvement pro-Arméniens apparut. En Allemagne, la création de l’Union allemande d’assistance à l’Arménie fut établie en juillet 1896. En tant que premiers représentants de cette association, l’enseignant Johannes Ehmann, le docteur Herle et l’agronome Max Zimmer se rendirent dans l’Empire ottoman à la fin de l’année 1896. Au début de 1897, les premiers missionnaires allemands s’établirent en Turquie. Le professeur Ehmann fonda un centre pour ses activités missionnaires à Mezre, une localité située à 5 kilomètres au sud-ouest de Kharberd et centre administratif de la province de Kharberd en 1878. En 1914, la population de Mezré atteignait 16 000 habitants, dont la moitié étaient arméniens.
À Mezré, Ehmann loua deux bâtiments afin de débuter son activité missionnaire. En tant que pédagogue qualifié, Ehmann comprenait que, pour communiquer avec la population locale et se familiariser avec les moeurs et coutumes des Arméniens, il était nécessaire d’apprendre l’arménien. Il commença donc à apprendre l’arménien avec le professeur Melgon, un enseignant de l’Euphrates College, diplômé de l’École missionnaire de Basel (Suisse).
Suite aux massacres hamidiens, de nombreux orphelins arméniens apparurent au sein de l’Empire ottoman, dont les soins et l’éducation furent assurés par des missionnaires étrangers (américains, suisses, allemands et autres). Ehmann prit en main immédiatement les activités de recherche d’orphelins. Dès l’automne 1898, environ 280 enfants avaient trouvé refuge au sein du centre de Mezré, qui comportait des ateliers d’artisanat, des polycliniques et une pharmacie. Le centre de Mezré incluait également des dépendances dans des villages voisins, Hussein et Perchench (pour un total de 9 bâtiments). Les fondateurs du centre étaient le couple Ehmann. Les orphelinats étaient dévolus aussi bien aux garçons qu’aux filles et les enfants étaient divisés en groupes, appelés family (familles). Chaque family avait sa Mother (mère), qui travaillait au sein de l’orphelinat et agissait comme une mère. Ehmann attachait une grande importance au rôle des employés arméniens dans l’éducation et la familiarisation des orphelins avec les coutumes arméniennes.
Dans les orphelinats allemands, une grande attention était portée à l’éducation et à l’instruction des étudiants. À ce sujet, Haykazun Aramyan, un employé de l’orphelinat, se rappelle : « Il n’y avait pas besoin de faire respecter la discipline. Les institutions adoptèrent dès les premiers jours des principes de discipline, sains et bien-fondés, comptant sur les étudiants pour veiller à leur propre épanouissement personnel et au contrôle d’eux-mêmes. Bien qu’orphelins, ils étaient très respectables. Quand ils avaient du temps libre en-dehors des cours, ils jouaient à des jeux, Herr Somer leur avait appris le football. »
À l’initiative d’Ehmann, Mezré disposait également d’un établissement d’enseignement supérieur, d’un centre de formation. Là, les personnes venaient étudier depuis les différentes régions de l’Empire, de Mouche, de Van, de Marache et ainsi de suite. Les étudiants masculins du centre de formation étudiaient pour une période de quatre ans, et les étudiantes pour une période de deux ans. Après l’obtention du diplôme, ils étaient envoyés pour travailler au sein d’écoles choisies par l’institution. Le couple Ehmann (Johannes Ehmann épousa en 1898 Helen Reifkolle : ils eurent quatre enfants) entretenait des relations étroites avec le consul des Etats-Unis Leslie Davis, la missionnaire danoise Maria Jacobsen et les docteurs américains Herbert et Tacy Atkinson de Kharberd.
Mentionnant les activités de la mission allemande de Kharberd, avant la Première Guerre mondiale, Ehmann écrit : « En 1914, alors que le centre possédait six orphelinats, deux glorieuses écoles, des hôpitaux, des quincailleries, des magasins de chaussures et des boutiques de tailleurs, et que nous attendions le développement de nouvelles activités, de terribles choses survinrent, et détruisirent tout. »
En 1915, quand les Jeunes turcs organisèrent les déportations et les massacres d’Arméniens, Ehmann, en tant que représentant d’un pays allié à la Turquie, fut amené à « assister à des scènes terribles ». Tentant d’utiliser les relations interalliées de l’Allemagne avec la Turquie, Ehmann écrivit de nombreuses lettres à l’ambassadeur allemand Wangenheim, puis à Hohenloh qui lui succéda par la suite. Il avait comme but d’arrêter les déportations d’Arméniens.
Afin de sauver les Arméniens de Kharberd de l’exil et de la mort, Ehmann collabora avec le consul américain Leslie Davis, ainsi qu’avec quelques autres étrangers. Le 23 juillet 1915, Ehmann, L. Davis et un employé autrichien de la banque ottomane Pichiotto, se présentèrent au Vali (le gouverneur turc), demandant à ce que les Arméniens restants ne soient ni exilés ni tués.
Ils envoyèrent également des télégrammes aux ambassades américaines, allemandes et autrichiennes, appelant à une motion visant à suspendre la déportation des Arméniens.
Dès les premiers jours de déportation, Ehmann comprit qu’il devait sauver ses étudiants et employés arméniens d’un possible exil. S’appuyant sur sa réputation acquise auprès des représentants turcs locaux, il parvint à empêcher l’exil de ses étudiants. Il y eut des scènes au cours desquelles Father (c’est ainsi que ses étudiants l’appelaient) entra dans la prison avec sa liste et vint à la rescousse de ceux qui avaient déjà été arrêtés. Mariam Yusufyan se rappelle :
« Dans l’après-midi, le surveillant et père entrèrent avec la liste dans leurs mains. Ils commencèrent à lire les noms et quand la liste fut finie, les portes furent ouvertes. Il est impossible de décrire les cris. Déjà de nombreuses personnes avaient été saisies et tuées. »
Hovsep Yusufyan, qui a été sauvé par Ehmann, raconte :
« Monsieur Ehmann présenta diverses requêtes afin de sauver ses orphelins de la déportation, parce qu’il savait que la déportation signifiait également la mort. Les requêtes de Monsieur Ehmann furent un succès. Le gouvernement émit un ordre précisant que les membres de l’orphelinat, des institutions liées à l’orphelinat et les enseignants ne devaient pas être déportés. Une fois cette ordonnance promulguée ils listèrent les noms des bureaux externes aux orphelinats et les soumirent au gouvernement et, suivant cette liste, des papiers furent apposés sur les bâtiments gouvernementaux. D’après cette liste, ces maisons devaient être sauvées des déportations. »
Les listes ainsi préparées étaient attentivement examinées par la police turque, l’authenticité des noms était vérifiée et, seulement après cela, la liste était validée. À propos des activités arméniennes d’Ehmann, l’un de ses étudiants, Pagalyan, écrit :
« Au cours de ces années de destruction et d’extermination, ils cassèrent, détruisirent et tuèrent toute personne et toute chose tombant en leurs mains. Oui, en ces temps-là, les gens étaient des personnes paisibles, travailleuses, intelligentes et créatives, et seules des cendres leurs étaient laissées. Des squelettes entre la vie et la mort ou des « caravanes de fantômes », qui bougeaient encore depuis les camps du sang et du feu. Sauver un Arménien du carnage turc en ces jours terribles tenait de l’héroïsme et du miracle. Et Johannes Ehmann, ce noble missionnaire allemand, ne sauva pas seulement un, ou dix, ou vingt, mais secrètement plus d’un millier de filles et de garçons arméniens et prit soin d’eux avec un dévouement inimitable. Et des douzaines de professeurs, d’artisans et de fournisseurs divers furent sauvés en leur compagnie. Et il suffisait que ces personnes sauvées du feu vorace l’appelassent Father et l'aimassent. »
Une nouvelle menace apparaissait chaque jour à Kharberd, pour les quelques Arméniens qui avaient été sauvés de la déportation. La police fouillait les maisons et les institutions suspectes. De plus, à Kharberd, dans ce contexte de massacre, la situation s’aggravait de multiples façons. Les gens mourraient de faim et les épidémies se répandaient.
L’orphelinat allemand de Mezré devint un refuge abritant les espoirs et le salut d’un petit nombre d’Arméniens survivants et le Père devint leur ange. Un des survivants du génocide, Samuel Pashikian, petit garçon alors âgé de 12 ans et qui avait échappé à la déportation, écrit de nombreuses années plus tard :
« Sombre comme une épée, traversant le marécage des jardins, j’atteignis la maison de Père. Je frappais à la porte à grands coups. Mon coeur tremblait. Je craignais qu’il ne me refuse. Très vite la porte s’ouvrit. Herr Ehmann me parla. “De quoi as-tu besoin, mon garçon ?” Avec une voix douce et des larmes, je lui dis : “Père, j’ai fui la déportation, je suis venu à votre orphelinat espérant que vous m’aideriez, ma mère et mes frères ont été déportés à Urfa. Ma mère m’a dit de venir à vous en tant que réfugié. S’il vous plaît, acceptez-moi.” Sans aucune hésitation il répondit : “D’accord mon fils, vous êtes accepté.” »
Il a déjà été mentionné que, à l’intérieur de l’orphelinat allemand, Ehmann avait le droit de garder seulement les étudiants et le personnel dont les noms étaient diffusés par la police turque, en accord avec la liste précédemment validée. Accepter quelqu’un de l’extérieur revenait à mettre en danger les vies des nombreux demandeurs d’asile résidant dans l’orphelinat. En dépit de cela, Père risquait sa propre vie en cachant d’autres personnes. A cet égard, Varduhi Gabrielyan, un survivant du Génocide arménien, témoigne :
« Je dois à Monsieur Ehmann d’avoir été sauvé. Je suis sûr que Monsieur Ehmann était une figure spirituelle. Tout ce qu’il eut l’opportunité de faire pour aider notre nation, il le fit, en dépit des directives strictes et des menaces du gouvernement. Il n’avait pas la permission d’interférer dans les affaires internes au gouvernement. »
Les efforts d’Ehmann durant la période 1915-1918 pour garantir l’asile aux Arméniens et ainsi les sauver de la mort, peuvent être considérés comme de l’héroïsme pur, ce missionnaire intrépide bloquant personnellement l’accès de l’orphelinat à la police turque par exemple, et ce plusieurs fois. La missionnaire danoise Maria Jacobsen, qui travaillait également à Mezré, mentionne cela dans son journal.
En 1916, les troupes russes libérèrent quelques-unes des terres d’Arménie occidentale. Dersim, au sud de Harput, qui était contrôlée par les Kurdes qui n’étaient pas assujettis au gouvernement central turc, devint un chemin vers le salut. Par cette voie, Ehmann organisa la fuite d’orphelins déjà adultes de Kharberd. Un de ses protégés dit à propos de cet épisode crucial de sa vie :
« Le 6 mai 1915, nous décidâmes de prendre la fuite pour Sasun avec quelques amis. Hayrik (père en arménien) nous fournit une carte spéciale comme moyen d’explorer les routes. Le 2 février 1916, mes treize amis et moi, si je ne me trompe pas, donnèrent trois pièces d’or ottomanes, qui nous amenèrent à Dersim. »
Un témoin oculaire du génocide des Arméniens, le docteur américain H. Rigs, rapporte à propos de Ehmann:
« Johannes Ehmann, le directeur de la mission allemande, était un homme exceptionnellement bon qui, durant vingt ans, sauva des Arméniens et fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver les Arméniens des massacres. Il avait environ 700 orphelins dans son orphelinat. Avec le soutien de l’Ambassade allemande de Constantinople, il réussit à sauver de nombreuses personnes de la déportation et de la mort. »
La famille Ehmann vécut à Mezré jusqu’en mars 1919. Après la fin des hostilités, ils furent forcés de quitter le territoire sur lequel ils vivaient depuis vingt-deux ans.
En 1924, Ehmann devint directeur de la Mission allemande de Bulgarie. Ses contemporains suggèrent que Hayrik lui-même continua à maintenir son identité arménienne, parlant avec ses propres enfants dans le dialecte arménien de Kharberd, mangeant des plats arméniens et préservant les traditions arméniennes.
En 1937, le couple Ehmann retourna en Allemagne où, en 1950, décéda Helen, l’épouse d’Ehmann.
Afin de résumer les activités pro-arméniennes d’Ehmann, voici quelques données :
Environ 750 orphelins furent éduqués en tant qu’Arméniens, et ses protégés n’osèrent jamais devenir protestants.
Il procéda à de profondes réformes dans le système d’éducation de Kharberd, créa un département d’enseignement, la meilleure équipe de tuteurs, approfondit l’enseignement de l’anglais, guidé par le Eucrathe's American Missionary Program (programme missionnaire américain).
Il appréciait les coutumes et les mœurs arméniennes et fit de l’arménien la langue officielle de son établissement. Ses enfants eux-mêmes parlaient couramment arménien.
Il ouvrit des ateliers pour les étudiants masculins adultes.
Il fournit aux jeunes chanteuses une dot.
Ayant une parfaite connaissance de l’arménien, il ne tenta jamais d’apprendre le turc.
Gohar Khanumyan, chercheuse au MIGA
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1. Մարտիրոսյան Հ., «Հայաստանի օգնության Գերմանական միության» հիմնումը և նրա առաջին քայլերը Մեզրեում, (1897-1908), պատմաբանասիրական հանդես, 1(54), 2013
2. Armenian Tsopk/Kharberd, edited by R. Hovhannisian, California, 2002, p. 357
3. Ժամկոչեան Բ., Պատմութիւն Մամիւրեթ իւլ ԱզիզիԳերման որբանոցներու, Պէյրութ, 1973թ., էջ 279
4. Ժամկոչեան Բ., Պատմութիւն Մամիւրեթ իւլ ԱզիզիԳերման որբանոցներու, Պէյրութ, 1973թ., էջ 217
5. Ժամկոչեան Բ., Պատմութիւն Մամիւրեթ իւլ ԱզիզիԳերման որբանոցներու, Պէյրութ, 1973թ., էջ 283
6. Ժամկոչեան Բ., Պատմութիւն Մամիւրեթ իւլ ԱզիզիԳերման որբանոցներու, Պէյրութ, 1973թ., էջ 281
7. Ժամկոչեան Բ., Պատմութիւն Մամիւրեթ իւլ ԱզիզիԳերման որբանոցներու, Պէյրութ, 1973թ., էջ 288
8. Riggs H., Days of tragedy in Armenia, Michigan, 1997, p. 185