Bodil Katariné Bieurne est née le 27 janvier 1871 à Kragéro, en Norvège. Elle a étudié la musique en Allemagne et a reçu une éducation spirituelle à Oslo. Après avoir travaillé comme infirmière en Norvège et en Allemagne pendant dix ans, elle a rejoint la filiale norvégienne de l’organisation des Femmes missionnaires (FM, Women Missionary Workers, Kvindelige Missions Arbejdere) (1).
En hiver 1905, Bodil a été envoyée à l'hôpital allemand de Marash, fondé par la mission allemande de l'Est. Peu de temps après, elle a été envoyée en voyage d'affaires à Mezré pour travailler dans un orphelinat allemand. Il y avait une station missionnaire à Mezré, mais Mouch n'avait que deux médecins turcs, dont l'un était médecin militaire. Bieurne s'installe à Mush en 1907, où elle est restée neuf ans. Ici, elle a mis en place une clinique ambulatoire, desservant jusqu'à 4 000 visiteurs par an (2).
Tout au long de son séjour à Mouch, elle continue de faire des visites à domicile dans les villages de la région, prodiguant des soins médicaux tant aux chrétiens et qu’aux musulmans. Bodil commence à enseigner la médecine, afin d’ avoir des assistants et des remplaçants en cas de besoin. Bieurne crée une école pour les femmes analphabètes, où les filles de l'orphelinat commencent à enseigner. Bieurne a apporté avec elle une caméra de Norvège pour présenter la vie des habitants des succursales de KAA à des fins de collecte de fonds. Ses photographies ont été utilisées pour rendre compte aux rassemblements de travailleurs de Women's Mission et ont ensuite servi de preuve de génocide (3). En 1910 la missionnaire suédoise Alma Johansson a rejoint Bieurne. Bieurne était déjà connue sous le surnom de « docteur » dans la région, c'est pourquoi Johansson était appelée
« le nouveau médecin », que Bodil considérait à la fois
« oppressif » et
« contraignant » (4). En 1913 leur station missionnaire était composée d'orphelinats féminins et masculins et d'une école masculine, et en 1914 elles avaient déjà transformé le dispensaire en hôpital.
En 1915 Bieurne ressent la gravité du génocide des Arméniens perpétré par le gouvernement turc dans l'Empire ottoman. En juillet 1915, avec la promesse d'être emmenés en Mésopotamie, les élèves de l'orphelinat de Bieurne et de Johansson ont été chassés de la ville par la police turque et brûlés vifs (5). Cet incident a été un énorme coup psychologique pour les deux femmes, mais il n'y a pas eu le temps de pleurer. Des soldats turcs et arméniens de retour blessés répandent l'épidémie de typhus à Mouch. Comme il n'y avait pas d'hôpital spécial pour eux, l'infection s'est rapidement propagée dans tout Mouch. Johansson et Bodil sont impliqués dans le traitement des personnes infectées. Selon Bodil, la condition des soldats arméniens, épuisés du fait de leur service dans les bataillons de travail, était particulièrement difficile.
« Beaucoup sont morts, certains ont été sauvés, pour être tués plus tard » (6).
La censure conditionnée par la guerre a empêché les missionnaires de présenter la situation dans l'Empire ottoman au monde. La première lettre de Bodil à KAA date du septembre 1915. Là, elle présente très secrètement l'incendie criminel de Mouch, demandant à être autorisé à emmener des professeurs arméniens avec elle en Norvège pour travailler, sans expliquer pourquoi (7). Souvent, ses lettres ne sont que des psaumes bibliques, à travers lesquels elle essaie de transmettre son état mental à ses collègues, par exemple :
« Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux ont atteint ma vie! Je suis plongé dans un bourbier profond, où je ne puis prendre pied; je suis entré dans l'abîme des eaux, et les flots m'ont submergé. Je suis las de crier; ma gorge est desséchée ; mes yeux se consument à attendre mon Dieu. Ceux qui me haïssent en vain sont plus nombreux que les cheveux de ma tête. Mes ennemis qui veulent me perdre sont forts. Ce que je n'ai pas volé, je dois le payer (Psaume 69 : 2-4) » (8). Avec quelques Arméniens sauvés de Mouch, Johansson et Bodil se rendent à Mezré, travaillent pendant un certain temps avec les missionnaires Maria Jacobsen et Karen Marie Petersen, puis Johansson se rend à Constantinople pour rendre compte des événements, et Bodil retourne à Mouch avec l’espoir de trouver ses élèves de l’orphelinat en sécurité. À son retour, elle a rassemblé les Arméniens restés dans les refuges, les a tous présentés comme des protestants et a pu leur fournir de la nourriture et des médicaments (9).
En raison de l'avancée de l'armée russe en février 1916, les autorités turques ont de nouveau forcé Bieurne à partir. Elle arrive à Bitlis avec des Arméniens autour d’elle, où une autre catastrophe l'attend.
« Ils m’ont arraché mes derniers amis arméniens, les enfants que j'avais sauvés » (10). Bodil se rend ensuite à Diyarbakir avec un policier turc qui l'accompagne, où elle tente en vain de revenir avec eux pendant trois semaines, puis elle arrive à Alep, et de là à Haruniye en Cilicie, où elle travaille comme infirmière dans un orphelinat allemand pendant environ une année. En 1917 Bieurne retourne en Norvège avec un garçon arménien qu'elle a adopté en 1915, qu'elle nomme Fridtjof-Raphael en l'honneur du grand philanthrope Fridtjof Nansen.
Après la Première Guerre mondiale, Bieurne est retournée dans l'Empire ottoman pour travailler sur le terrain. De là, elle part pour la République soviétique d'Arménie et fonde l'orphelinat « Lusaghbyur » à Alexandropol. En 1924 les autorités soviétiques suspendent l’activité de Bieurne. L'orphelinat se ferme et 33 élèves sont transférés à l'orphelinat américain de secours au Proche-Orient. Bieurne tente de faire reconsidérer la décision. Le 27 août 1924, elle a adressé une lettre au commissaire de l'éclairage public.
« Je peux vous assurer que dans notre institution, je n’ai pas agi contrairement aux règles et lois du pays. Si j'ai essayé d'inspirer les principes moraux que j'ai rassemblés, ils ne contredisent pas les grands principes que vous professez. … Je me consacre à la cause sacrée de l'allègement de la souffrance arménienne en Turquie depuis deux ans, et le travail que j'ai commencé à Alekpol il y a deux ans me tient tellement à cœur que je ne peux pas croire qu'il puisse être arrêté soudainement. … Je vous demande chaleureusement de bien vouloir reconsidérer votre décision concernant notre orphelinat et de me permettre de continuer notre travail » (11). Bien sûr, il n'y a aucune opportunité. Bieurne part pour la Syrie en 1926-1935 travaille parmi les réfugiés arméniens. Après avoir terminé sa mission, elle est retournée à Oslo et a vécu avec Fridtjof et ses petits-enfants. Jusqu'à sa mort en 1960, elle n'a cessé de parler du génocide des Arméniens. Ses photographies, son journal et de nombreux autres documents sont des sources précieuses pour l'étude du génocide des Arméniens, qui sont conservées dans les fonds de la Fondation du « Musée-institut du génocide des Arméniens ».
*Dossiers présentés au MIGA par le petit-fils de Bodil Bieurne, Jussie Fleming Bieurne.
Réguina Galoustian
Candidate du MIGA, chercheuse
1. For more details about the organization see; Matthias Bjørnlund,
“Harput-Missionaries, Danish Missionaries in the Kharpert Province: A Brief Introduction,” http://www.houshamadyan.org/mapottomanempire/vilayetofmamuratulazizharput/harputkaza/religion/missionaries.html. Seen in 23.01.2021.
2. Inger Marie Okkenhaug,
“Spiritual Reformation and Engagement with the World: Scandinavian Mission, Humanitarianism, and Armenians in the Ottoman Empire, 1905-1914, ” in Christian Missions and Humanitarianism in the Middle East, 1850-1950: Ideologies, Rhetoric, and Practices, eds. Okkenhaug I. M. and Summerer K. S. (Brill, 2020,) 99.
3. The same place, 92.
4. The same place, 100.
5. Alma Johansson, A People in Exil, One Year in the Life of Armenians (Yerevan, Armenian genocide Museum-Institute, 2008), 23, 24, 26.
6. Inger Marie Okkenhaug,
“Scandinavian Missionaries, Gender and Armenian Refugees during World War I. Crisis and Reshaping of Vocation,” Social Sciences and Missions 23 (2010), 74.
7. The same place, 81.
8. The Holy Bible, Ararat translation, Psalm 69, http://www.bible-links.org/. Seen in 23.01.2021:
9. Okkenhaug,
“Scandinavian Missionaries, ” 77, 84.
10. Okkenhaug,
“Scandinavian Missionaries, ” 79.
11. Letter from Head of the Alexandropol Orphanage Bodil Biørn, WMW, to the Public Enlightenment Commissioner, f. 113, l. 38, w. 45, file 191.
Visa délivré à Bieurne par le Haut Commissaire pour le mandat français au Liban, 1932
Fonds nominal Bodil Bieurne, collection MIGA
Fridtjof - Raphael Bieurne, carte postale
Fonds nominal Bodil Bieurne, collection MIGA
Seringue de la collection d'instruments médicaux de Bodil Bieurne
Fonds nominal Bodil Bieurne, collection MIGA